XIII
EN LIEU SÛR
Sir Jason Fitzpatrick, gouverneur par intérim de Saint-Christophe, présentait toutes les apparences d’un homme qui aime trop la vie. Agé d’environ quarante ans, il était vraiment énorme et sa figure était rouge brique, sans doute pour avoir bravé le soleil depuis pas mal d’années.
Bolitho suivit Dumaresq dans un hall somptueux au sol dallé puis dans une pièce plus basse de plafond. Et là, on comprenait tout de suite à quel genre d’occupation se livrait le maître de céans : des plateaux chargés de bouteilles traînaient absolument partout, ainsi que des rangées de verres de prix soigneusement alignés. Le tout était à portée de la main, afin que le gouverneur par intérim pût en toute circonstance apaiser sans délai une petite soif.
— Asseyez-vous, messieurs, commença Fitzpatrick, je vais vous faire goûter de mon bordeaux. Il est assez convenable, encore que, sous ces climats…
Il avait une étonnante voix de gorge, ses petits yeux disparaissaient à moitié dans les plis de son visage.
Ce qui frappa d’abord Bolitho, ce fut précisément ces yeux minuscules. Ils remuaient sans cesse, comme s’ils étaient indépendants de l’énorme carcasse qui les portait. Pendant le trajet, Dumaresq lui avait raconté que Fitzpatrick était l’un des riches planteurs de l’endroit. Il possédait d’autres propriétés dans l’île voisine de Nevis.
— Me voici, maître.
Bolitho se retourna et resta bouche bée. Un grand nègre, en veste rouge et pantalon blanc, lui tendait un plateau. Mais Bolitho ne distinguait ni plateau ni verres. Il revoyait soudain un autre visage noir, il entendait les horribles cris de triomphe de celui qui l’avait terrassé au couteau.
Il réussit pourtant à reprendre son calme et saisit le verre qu’on lui tendait, avec un bref remerciement.
Dumaresq avait ouvert le débat.
— En vertu des pouvoirs qui m’ont été conférés, j’ai reçu l’ordre de mener à bien cette enquête sans délai, sir Jason. J’ai tous les documents écrits nécessaires et j’aimerais que vous me communiquiez tout ce que vous savez sur Garrick.
Tout en écoutant ce discours, Fitzpatrick jouait négligemment avec son verre, les yeux toujours aussi mobiles.
— Allons, allons, capitaine, vous me semblez bien pressé. Voyez-vous, le gouverneur est absent. Il a été atteint par la fièvre voici quelques mois et a dû regagner l’Angleterre à bord d’un navire de la Compagnie des Indes. Il est sans doute déjà sur le chemin du retour à l’heure qu’il est. Mais les moyens de communication sont rares par ici, nous avons beaucoup de mal à recevoir notre courrier, sans parler de tous ces pirates. Les honnêtes gens naviguent au péril de leur vie, dans ces parages. Et je regrette vivement que Leurs Seigneuries de l’Amirauté n’y consacrent pas davantage d’efforts.
Dumaresq restait imperturbable.
— J’espérais qu’un officier supérieur serait présent sur place.
— Comme je viens de vous le dire, capitaine, le gouverneur est absent, sans quoi…
— Sans quoi je n’aurais pas trouvé ce maudit espagnol au mouillage, j’en suis bien certain !
Fitzpatrick eut un petit sourire forcé.
— Nous ne sommes pas en guerre avec l’Espagne, le San Agustin est ici avec des intentions pacifiques. Il est commandé par le capitan de navio don Carlos Quintana, officier tout à fait estimable qui représente également les intérêts de son pays.
Il s’enfonça dans son fauteuil, visiblement satisfait de son petit effet.
— Et après tout, quelle preuve avez-vous de ce que vous avancez ? Les propos d’un homme qui est mort avant d’être conduit devant la justice, la déposition sous serment d’un renégat prêt à raconter n’importe quoi pour sauver sa peau ?
Dumaresq essayait de dominer le sentiment d’amertume qui l’envahissait.
— Mon secrétaire portait sur lui d’autres éléments de preuve lorsqu’on l’a assassiné à Madère.
— Vous m’en voyez sincèrement désolé, capitaine, mais se lancer sans preuve dans une action de ce genre contre un homme aussi important que Sir Piers Garrick constituerait tout bonnement un acte criminel.
Il sourit avec condescendance.
— Puis-je vous suggérer d’attendre des instructions de Londres ? Vous pourriez expédier vos dépêches par le premier bâtiment en partance, qui appareillera probablement de la Barbade. Et vous pourrez rester ici au mouillage, paré à intervenir dès que vous aurez reçu vos instructions. D’ici là, le gouverneur sera sans doute de retour, l’escadre également, vous aurez sur place un officier plus ancien pour entériner vos décisions.
Dumaresq explosa.
— Mais cela prendra des mois ! L’oiseau aura largement le temps de s’envoler !
— Pardonnez mon manque d’enthousiasme. Comme je l’ai déjà expliqué à don Carlos, ces événements sont vieux de trente ans et je ne comprends guère ce subit regain d’intérêt.
— Garrick a commencé par être un félon avant de devenir un traître. Vous vous plaignez des pirates qui écument les Caraïbes, qui mettent les villes à sac et s’emparent des navires marchands, mais où croyez-vous donc qu’ils trouvent leurs bâtiments ? Comme l’Héloïse, sortie tout droit d’un chantier britannique, armée par un équipage provisoire, et pour quoi faire, je vous le demande ?
Bolitho n’en croyait pas ses oreilles. Il pensait en arrivant que Fitzpatrick allait convoquer sur-le-champ le commandant de la garnison pour organiser l’arrestation de Garrick, convenir avec Dumaresq des actions à entreprendre et plus tard seulement, attendre les ordres.
Fitzpatrick leva les mains dans un geste plein de componction.
— Il n’entre pas dans mes attributions de traiter ce genre de problème, capitaine. J’exerce mes fonctions à titre provisoire et on ne me féliciterait certainement pas si je mettais le feu aux poudres. Mais vous pouvez bien entendu agir sous votre seule responsabilité. Vous disiez que vous espériez trouver un officier supérieur sur place : n’était-ce pas uniquement pour qu’il assume cette responsabilité à votre place ?
Dumaresq ne disant toujours mot, il poursuivit :
— Dans ce cas, ne m’en veuillez pas si moi non plus, je n’ai pas envie de me mettre ce poids sur les épaules.
Bolitho était de plus en plus abasourdi par cette scène. L’Amirauté, le gouvernement du roi George peut-être avaient décidé d’envoyer la Destinée exécuter cette mission. Dumaresq avait agi avec la dernière énergie pour faire son devoir. Il était facile d’imaginer le nombre d’heures qu’il avait passées dans la solitude de sa chambre à en peser les tenants et aboutissants.
Et maintenant, sous prétexte qu’il n’y avait pas d’officier supérieur sur rade, il lui faudrait attendre des ordres venus on ne sait d’où, ou bien endosser la pleine responsabilité de ses actes. Dumaresq n’avait peut-être que vingt-huit ans, il n’en était pas moins l’officier le plus ancien à Saint-Christophe. Il était difficilement imaginable qu’il adoptât une conduite susceptible de le mener au désastre et à la ruine de sa carrière.
— Dites-moi ce que vous savez de Garrick, fit sèchement Dumaresq.
— Bien peu de chose, en vérité. On sait qu’il a des intérêts maritimes, et il a pris livraison de plusieurs petits bâtiments ces derniers mois. Il est extrêmement riche, et je pense qu’il veut continuer à commercer avec les Français de la Martinique ou même étendre le champ de ses relations commerciales.
Dumaresq se leva.
— Je dois retourner à mon bord – puis, sans regarder Bolitho : Je vous saurais gré d’accueillir chez vous mon troisième lieutenant, qui a été gravement blessé, et en pure perte si je comprends bien.
— Je serai heureux de vous rendre ce service, fit le gouverneur, qui se leva à son tour, non sans difficulté.
Il avait du mal à cacher son soulagement : apparemment, Dumaresq était revenu à de meilleurs sentiments.
D’un regard, le capitaine fit taire Bolitho qui manifestait une réprobation muette.
— J’enverrai quelques domestiques pour vous servir – et se tournant vers le gouverneur : Je reviendrai vous voir après m’être entretenu avec le capitaine du San Agustin.
Quand ils furent sortis, Dumaresq laissa libre cours à sa colère.
— Mais quel chien ! Il est mouillé jusqu’au cou dans ces combines ! Et ça croit que je vais rester sagement au mouillage comme un petit garçon bien élevé ? Qu’il aille au diable, et il y sera avant moi !
— Je dois vraiment rester ici, monsieur ?
— Jusqu’à nouvel ordre, oui. Je détacherai quelques marins pour veiller sur vous, je n’ai pas trop confiance en ce Fitzpatrick. Il a des terres sur place, il est sans doute aussi suspect que n’importe quel pirate, contrebandier ou négrier de la région. Et il se permet en plus de faire l’innocent avec moi ! Par Dieu, je vous fiche mon billet qu’il sait pertinemment combien de navires sont passés ici pour prendre les ordres de Garrick !
— Vous pensez qu’il se livre toujours à la piraterie, monsieur ?
Dumaresq eut un petit sourire.
— Pis encore : je suis convaincu qu’il fournit les armes et les bâtiments qu’on utilise contre nous dans le Nord.
— En Amérique, monsieur ?
— Oui, c’est là-bas que tout se termine, et les choses iront encore plus loin si ces renégats arrivent à leurs fins. Vous croyez que les Français resteront sans rien faire si l’incendie se rallume ? Nous les avons chassés du Canada et de leurs possessions aux Antilles, croyez-vous qu’ils soient décidés à nous le pardonner ?
Bolitho avait souvent entendu parler des troubles dans leurs colonies américaines, après la guerre de Sept ans. Malgré un certain nombre d’incidents préoccupants, personne ne croyait vraiment à une révolte généralisée.
— Et pendant toutes ces années, Garrick a mené patiemment son travail de sape. Il se considère comme le chef naturel de la rébellion à venir. Les responsables qui voient les choses différemment se trompent totalement. J’ai eu amplement le temps d’étudier les affaires de Garrick et la déloyauté dont il a fait preuve envers mon père.
Bolitho observait le canot qui s’approchait. Ainsi, Dumaresq avait d’ores et déjà pris sa décision. Il aurait dû s’en douter, il avait eu tout le temps de prendre la mesure de l’homme.
— Egmont et sa femme débarqueront bientôt, fit Dumaresq en passant du coq à l’âne. Ils seront confiés aux soins de Fitzpatrick, mais je les ferai garder. Je veux que Fitzpatrick sache qu’il sera tenu pour personnellement responsable à la moindre tentative de tricherie.
— Vous croyez qu’Egmont court encore un danger, monsieur ?
Dumaresq lui montra la petite résidence.
— Là-bas, tout le monde est en sécurité. Je ne veux pas laisser Egmont courir avec je ne sais quelle idée en tête, trop de gens aimeraient le savoir mort. Lorsque j’en aurai terminé avec Garrick, je me moque éperdument de ce qu’il deviendra. Et le plus tôt sera le mieux.
— Je comprends, monsieur.
Dumaresq fit un signe à son cuisinier et se mit à rire.
— J’en doute. Mais gardez vos oreilles grandes ouvertes, les choses pourraient bien bouger d’ici peu.
Bolitho attendit qu’il fût monté à bord de son canot puis reprit le chemin de la résidence.
Il ne savait trop que penser : Dumaresq se souciait-il vraiment du sort d’Egmont et de sa femme, ou bien, en vrai chasseur qu’il était, les considérait-il seulement comme l’appât qui allait garnir son piège ?
Deux ou trois maisons d’hôte avaient été construites autour de la résidence du gouverneur, à l’intention des officiels de passage ou des officiers de la milice et de leurs familles.
Apparemment, les visiteurs étaient plutôt rares, et ils avaient intérêt à prendre eux-mêmes soin de leur confort, se dit Bolitho. Les embrasures de portes étaient mangées par les termites, les palmes envahissaient les toits et touchaient les murs. En cas de tempête, le tout devait prendre l’eau comme un panier percé.
Il alla s’asseoir sur le lit de bonne taille et alluma une lampe. Les insectes bourdonnaient de partout et venaient se jeter contre le verre chaud. Quand on voyait comment vivait le gouverneur, il ne fallait pas s’étonner du sort des indigènes, livrés à toutes les fièvres imaginables.
Il entendit grincer les planches de l’allée : c’était Stockdale qui arrivait en compagnie de six marins. Pour employer son langage, il était là afin de veiller au grain.
— Tout le monde est à son poste, monsieur ; j’ai organisé les quarts – grognement pour s’être cogné à l’encadrement de la porte. J’en ai mis deux près de l’autre maison, tout est paré.
Bolitho la revoyait encore, cette façon qu’elle avait eue de le regarder lorsqu’elle était arrivée à la résidence avec son mari. On les avait installés dans la maison mitoyenne. Elle lui avait paru inquiète, désarçonnée par le cours que prenaient les événements. On racontait qu’Egmont avait encore des amis à Basse-Terre, mais il n’avait pas été autorisé à aller leur rendre visite. Il était « invité », ou pour mieux dire, prisonnier.
— Allez donc vous coucher, ordonna Bolitho à Stockdale – il passa le doigt sur sa cicatrice et fit une grimace. J’ai l’impression que c’était hier.
Stockdale se mit à rire.
— C’est du joli travail, monsieur, heureusement qu’on a les os solides par chez nous !
Il sortit, Bolitho l’entendit qui cherchait un endroit où s’installer pour la nuit. Les marins parviennent à dormir n’importe où… Puis il alla s’allonger sur son lit, les mains derrière la nuque, et resta à rêvasser, les yeux fixés sur la lanterne.
Quel gâchis, quand on y songeait ! Garrick avait quitté l’île ; il était sans doute mieux informé que ne le croyait Dumaresq. À présent, il devait bien rire en voyant la frégate et l’espagnol cloués au mouillage tandis que lui…
Il se releva brusquement et s’empara de son pistolet : les planches de l’allée couinaient sous les pas de quelqu’un.
La poignée tourna doucement. Son cœur battait la breloque : aurait-il le temps de sauter sur ses pieds et de traverser la pièce pour se défendre ?
Le battant s’entrebâillait, il aperçut une main toute frêle. Sa main.
Il bondit de son lit.
— Eteins, je t’en prie, éteins cette lampe !
Ils tombèrent dans les bras l’un l’autre, appuyés contre la porte. On n’entendait rien que leurs souffles haletants, Bolitho n’osait dire mot, de peur de rompre le charme.
— Il fallait que je vienne, fit-elle doucement, c’était déjà assez insupportable à bord. Mais savoir que tu étais ici et que je…
Ses yeux brillaient étrangement.
— Je t’en prie, ne m’en veux pas pour cette faiblesse.
Bolitho la serrait de toutes ses forces, il sentait toutes les courbes de ce corps souple. Il le savait bien, ils étaient perdus. Le monde pouvait s’écrouler, rien ne le priverait jamais de cet instant.
Il ne voulait même pas savoir comment elle avait réussi à franchir le barrage des sentinelles. Mais bien sûr, Stockdale ! Il aurait dû y penser plus tôt.
Ses mains tremblaient. Il la tenait par les épaules, il embrassait ses cheveux, son visage, son cou.
— Laisse-moi-t-aider, murmura-t-elle.
Elle s’écarta un peu et laissa sa robe tomber par terre.
— Serre-moi dans tes bras, je t’en prie.
Dehors, dans l’ombre, Stockdale avait planté son couteau dans le tronc d’un arbre et, assis à même le sol, admirait le clair de lune. Cela faisait bien une heure que la porte s’était doucement ouverte puis refermée. Il pensait à ces deux êtres. Pour le lieutenant, c’était sans doute la première fois. Mais il n’aurait pu rêver meilleur professeur…
Bien avant l’aube, Aurore se glissa doucement hors du lit et enfila sa robe. Elle resta longtemps immobile, la main posée sur sa poitrine qu’il avait caressée, avant de se pencher pour l’embrasser. Ses lèvres avaient le goût du sel, peut-être pour les larmes qu’elle y avait laissées. Tête droite, elle sortit et passa près de Stockdale sans même le voir.
Bolitho franchit lentement la porte et descendit la petite allée illuminée de soleil. Il avait beau porter son uniforme, il se sentait tout nu. Il l’imaginait qui le serrait dans ses bras, il revivait ces moments de passion insensée qui l’avaient laissé pantelant.
L’un des factionnaires, appuyé sur son mousquet, l’observait avec curiosité. Stockdale s’avança à sa rencontre.
— Rien à signaler, monsieur, tout est calme.
Il s’amusait follement en voyant l’air inquiet de Bolitho, qui ne savait trop que faire. Le lieutenant avait changé : perdu, mais vivant, quoique un peu confus, à n’en pas douter. Il mettrait le temps à comprendre ce que cet instant lui avait apporté.
— Rassemblez les hommes, je vous prie.
En remettant sa coiffure en place, il se souvint tout à coup de sa blessure, sensible au moindre toucher. Elle avait réussi à lui faire oublier même cela.
Stockdale se pencha pour ramasser un morceau de papier qui était tombé du chapeau. Il le lui tendit, toujours aussi impassible.
— Je ne sais pas lire, monsieur.
Bolitho déplia le billet et ses yeux se remplirent de larmes au fur et à mesure qu’il lisait.
« Mon chéri, je ne pouvais plus attendre. Pense à moi, parfois, et souviens-toi de ce que nous avons vécu ensemble. »
Et elle avait ajouté, au bas de ces deux lignes :
« L’endroit que recherche ton capitaine s’appelle l’île Fougeaux. »
Elle n’avait pas signé, mais il avait l’impression de l’entendre parler.
— Vous ne vous sentez pas bien, monsieur ?
— Non, ça va.
Il relut le message une fois encore. Elle avait écrit ce billet à l’avance, elle savait qu’elle se donnerait à lui. Et elle savait aussi que ce rendez-vous serait le point final.
Il entendit des bruits de pas dans le sable. C’était Palliser, accompagné de l’aspirant Merrett qui peinait visiblement à suivre le train.
— Tout est terminé, fit le second.
Il attendait visiblement quelque chose, les yeux perdus dans le vague, et Bolitho lui posa la question :
— Egmont et sa femme… Que s’est-il passé ?
— Oh, vous n’êtes pas au courant ? Ils viennent tout juste de prendre passage à bord d’un navire qui les attendait dans la baie. Nous avons transféré leurs bagages à bord pendant la nuit. Voyez-vous, je vous croyais mieux informé.
Bolitho hésita un peu. Il plia soigneusement le billet, déchira la partie inférieure où figurait le nom de l’île et la tendit au second.
Palliser lut ce qui y était écrit.
— Cette fois, c’est la bonne.
Il replia le morceau de papier et, le passant à Merrett :
— Retournez à bord, mon garçon, dit-il, et remettez-le au capitaine avec mes respects. Ne vous avisez pas de le perdre en route, ou je vous promets une mort dans les tourments les plus abominables !
L’aspirant partit au pas de course. La tête que faisait Bolitho arracha un sourire à Palliser.
— Allons, venez ! Je vous accompagne.
— Vous dites qu’ils ont déjà embarqué, monsieur ? Mais pour quelle destination ?
Il n’arrivait pas à s’y faire.
— Je ne sais plus, mais quelle importance ?
Bolitho se mit en chemin. Elle lui avait fourni ce renseignement en signe de reconnaissance, peut-être pour sauver sa vie, peut-être aussi pour le remercier d’avoir partagé son amour. Dumaresq s’était servi d’eux, de tous les deux. Son visage se crispa de colère. Là-bas, vous serez en sécurité, voilà ce qu’il avait dit. Pas la sécurité, non, la plus grosse déception de sa vie.
Lorsqu’ils arrivèrent à bord, l’équipage était prêt à appareiller, les voiles déferlées.
Bolitho alla se présenter chez le capitaine. Dumaresq et Gulliver étudiaient les cartes. Le maître d’équipage fut prié de sortir un instant.
— Afin de m’éviter de vous punir pour insubordination, déclara sèchement le capitaine, laissez-moi vous dire une chose. Notre mission dans ces eaux est importante pour un bâtiment de cette taille. Je l’ai toujours pensé. Maintenant que je possède le dernier morceau du puzzle, je sais où se cache Garrick, je sais où il a stocké ses armes, ses munitions, ses navires. Voilà ce qui importe vraiment.
Bolitho le fixait droit dans les yeux.
— J’aurais préféré être informé, monsieur.
— Vous avez pris du bon temps, je me trompe ? – puis, se radoucissant : Je sais parfaitement ce que cela représente de tomber amoureux d’une femme de rêve, cela ne pouvait pas finir autrement. Vous êtes officier du roi, vous pouvez même devenir un excellent officier, à condition toutefois de garder un zeste de bon sens.
Bolitho s’approcha lentement de la fenêtre. Il y avait plusieurs bâtiments au mouillage, mais sur lequel se trouvait-elle ?
— Puis-je disposer, monsieur ?
— Oui. Allez vous occuper de votre division, j’ai l’intention d’appareiller dès que mon gratte-papier aura terminé les copies des dépêches que j’envoie aux autorités et à Londres.
Il était déjà perdu dans d’autres pensées.
Bolitho sortit en titubant de la chambre et entra au carré. Impossible de reconnaître ce qu’avaient été ces lieux. Ses vêtements soigneusement accrochés, la servante qui se trouvait toujours à portée de voix. Dumaresq avait peut-être choisi la meilleure méthode, mais pourquoi se montrer si brutal, si insensible ?
Rhodes et Colpoys se levèrent pour l’accueillir et lui serrèrent chaleureusement la main.
Le poing enfoncé dans sa poche, Bolitho serrait de toutes ses forces le petit bout de papier plié, d’où il puisait une énergie nouvelle. Dumaresq et les autres pouvaient bien penser ce qu’ils voulaient, ils ne sauraient jamais toute la vérité.
Bulkley pénétra dans le carré. Apercevant Bolitho, il s’apprêta à lui demander des nouvelles de sa blessure, mais Rhodes, d’un petit signe, coupa ses élans. Le chirurgien se contenta d’appeler Poad pour demander du café.
Bolitho surmonterait cette épreuve, sans aucun doute, mais cela prendrait du temps.
— Haute et claire, monsieur !
Appuyé à la lisse, Dumaresq observait le vaisseau espagnol La Destinée prenait lentement le vent et pointait vers le large.
— Voilà qui va les agacer, fit-il. La moitié de l’équipage est à terre pour faire des vivres et ils ne pourront pas appareiller avant plusieurs heures !
Et il éclata d’un rire énorme :
— Va au diable, Garrick et profite bien de tes derniers instants de liberté !
Bolitho surveillait ses hommes occupés à établir le grand hunier. Ils se hélaient, échangeaient des plaisanteries, comme si la joyeuse humeur de Dumaresq avait déteint sur eux. La mort, de bonnes parts de prise, une terre inconnue, tout était bon à prendre et ils ne faisaient pas le détail.
— Houspillez-moi donc vos hommes, monsieur Bolitho ! lui cria Palliser de la dunette. On dirait qu’ils ont du plomb dans les jambes !
Bolitho se retourna, le visage crispé de colère, puis haussa les épaules. Palliser essayait de l’aider à sa manière, la seule qu’il connût.
Donnant un large tour à Bluff Point pour éviter les récifs affleurants, la Destinée envoya toute sa toile et mit cap à l’ouest. Un peu plus tard, lorsque Bolitho remonta sur le pont pour prendre le quart de l’après-midi, il alla jeter un œil à la carte et aux calculs méticuleux de Gulliver.
L’île Fougeaux était un petit îlot à cent cinquante milles dans l’ouest-nord-ouest de Saint-Christophe. Elle appartenait à un archipel et avait été successivement revendiquée par la France, l’Angleterre et l’Espagne. Les Hollandais eux-mêmes avaient à une certaine époque émis quelques prétentions. Pour l’instant, elle n’appartenait à personne, et ne présentait en effet guère d’intérêt : pas de bois de feu ni de construction et, à en croire les instructions nautiques, l’eau y était rare. L’endroit était franchement hostile ; seul le lagon incurvé fournissait un bon abri par gros temps. Mais, comme l’avait fait remarquer Dumaresq, de quoi d’autre Garrick aurait-il eu besoin ?
Le capitaine arpentait inlassablement le pont, comme incapable de rester dans ses appartements, maintenant que le but était si proche. Les vents leur étaient contraires, et ils devaient louvoyer péniblement, gagnant à peine quelques encablures pour chaque mille parcouru.
Mais l’existence du trésor, la perspective d’une bonne part de prise, tout cela allégeait l’effort incessant qu’exigeaient toutes ces manœuvres.
Et si l’île se révélait déserte, si ce n’était pas la bonne ? Pour Bolitho, cette hypothèse était hautement improbable. Aurore savait que la capture de Garrick était le seul moyen pour elle et son mari d’échapper à sa vengeance. En outre, Dumaresq ne leur aurait certainement pas rendu leur liberté s’il n’avait pas été sûr de détenir enfin le fin mot de l’énigme.
Le lendemain, ils se retrouvèrent encalminés. Voiles pendantes, la Destinée était immobile.
Loin sur leur tribord, ils distinguaient un autre îlot, mais à cela près, la mer leur appartenait. Il faisait une chaleur à périr, les pieds collaient au pont et la volée des pièces était aussi chaude qu’au cours d’un combat.
— Si nous avions pris le passage du nord, monsieur, fit prudemment Gulliver, nous aurions peut-être eu davantage de vent.
— Mais je sais bien, bon sang de bois ! répondit Dumaresq, hargneux. Et j’aurais aussi risqué d’y laisser ma quille, par-dessus le marché ! Souvenez-vous que nous sommes sur une frégate, pas sur une barcasse de pêcheurs !
Le calme dura toute la journée et encore la matinée du lendemain.
La Destinée roulait doucement dans la houle, immobile. Un requin rôdait prudemment près du tableau, les hommes mirent quelques lignes à l’eau pour s’amuser.
Dumaresq ne quittait pratiquement pas la dunette. Au cours d’un quart, Bolitho remarqua sa chemise trempée de sueur. Il avait aussi au front une tache livide qu’il n’avait jamais remarquée jusqu’alors.
Aux environs du milieu de l’après-midi, le vent se leva. Mais une autre surprise les attendait.
— Navire en vue, monsieur, sur bâbord arrière !
Dumaresq et Palliser se précipitèrent pour observer la pyramide de toile brune qui montait au-dessus de l’horizon. La grande croix écarlate qui ornait la misaine ne laissait aucun doute : c’était l’espagnol.
Dumaresq laissa tomber sa lunette. Son regard s’était fait soudain plus dur.
— C’est Fitzpatrick. Il les a mis au courant, à n’en pas douter. Et maintenant, ils sont décidés à en découdre.
Il regarda ses officiers.
— Mais si don Carlos Quintana veut se mêler de ce qui ne le regarde pas, c’est son sang à lui qui coulera !
— Du monde aux écoutes !
La Destinée tremblait doucement sous la poussée du vent, enfin, quelques embruns autour de la figure de proue manifestaient qu’ils reprenaient enfin un peu d’erre.
— Vous allez faire de l’école à feu, monsieur Palliser, ordonna Dumaresq.
L’autre se rapprochait toujours.
— Et hissez les couleurs, je vous prie, je ne veux pas voir ce foutu espagnol me barrer le chemin !
— Il a pris le mors aux dents, dit Rhodes à voix basse. Son heure est venue et il préférerait mourir plutôt que de devoir partager son butin !
Sur la dunette, quelques marins se jetaient des coups d’œil furtifs. La méfiance qu’ils ressentaient pour toute marine qui n’était pas la leur avait encore été accentuée par leur bref séjour à Basse-Terre. Le San Agustin alignait au moins quarante-quatre canons, alors qu’ils n’en avaient que vingt-huit.
— Mettez-moi tous ces fainéants à l’ouvrage, monsieur Palliser ! cria Dumaresq. Ce bateau est une vraie pétaudière !
— Et moi qui croyais qu’on était à la poursuite d’un pirate ! murmura l’un des chefs de pièce de Bolitho.
— Un ennemi est toujours un ennemi, Tom, répondit Stockdale, peu importe la couleur du pavillon !
Bolitho sentait son cœur se serrer. Si Dumaresq ne faisait rien, il était passible de la cour martiale pour incompétence ou couardise. Et s’il croisait le fer avec un vaisseau espagnol, on le blâmerait sévèrement pour avoir déclenché une nouvelle guerre.
— Du calme, les gars, cria-t-il, débâchez les canons !
Après tout, Stockdale avait peut-être raison. Une seule chose comptait, vaincre.
Le lendemain matin, on envoya les hommes prendre leur petit déjeuner sans attendre le poste de lavage, bien avant le lever du jour.
Le vent était toujours faible mais, bien établi, il avait tourné au suroît durant la nuit.
Dumaresq était monté sur le pont avant tout le monde, visiblement nerveux. Bolitho l’observait qui arpentait le pont. De temps en temps, il vérifiait le compas ou consultait l’ardoise du maître de quart près de la barre. Mais c’était pour la forme, et il n’y portait sans doute guère attention. Palliser et Gulliver le savaient bien, qui évitaient soigneusement de le croiser de trop près. Quand le capitaine était de cette humeur, mieux valait se tenir à bout de gaffe.
En compagnie de Rhodes, Bolitho observait le bosco qui s’affairait. Lorsqu’on avait derrière soi un bâtiment comme celui qui suivait, avec la perspective d’atterrir sur une île mal connue comme celle de Fougeaux, mieux valait prendre quelques précautions, et Mr Timbrell s’activait en conséquence.
— Vérifiez-moi donc les chaînes de vergues avant toute chose, monsieur Timbrell, ordonna Palliser.
Quelques marins levèrent les yeux, mais les plus anciens avaient tout de suite compris de quoi il retournait. Au combat, les bouts étaient remplacés par des chaînes qui résistaient mieux aux coups. La manœuvre consistait ensuite à tendre des filets au-dessus du pont afin de protéger les hommes contre les chutes d’espars et de débris en tout genre.
Peut-être les Espagnols en faisaient-ils autant au même instant, songea Bolitho. Pour le moment, ils se contentaient apparemment de les suivre et d’observer le cours des événements.
Rhodes se retourna soudainement.
— Voilà notre seigneur et maître qui arrive !
Bolitho se retrouva nez à nez avec le capitaine. Il était assez rare de le voir ailleurs que sur le tillac. Les matelots s’activèrent, rendus soudain plus inquiets par sa présence.
Bolitho salua et attendit la suite.
Dumaresq le regardait sans rien dire.
— Prenez donc une lunette, fit-il à Bolitho, et venez m’accompagner là-haut. Une petite grimpette nous éclaircira les idées.
Et il entama l’ascension des enfléchures.
Bolitho avait horreur de grimper dans la mâture. De tout ce qui l’avait poussé à accéder au grade de lieutenant, c’était sans doute cela qui avait le plus compté pour lui. Plus besoin de monter avec les hommes, plus cette terreur immonde à l’idée de se retrouver sur un marchepied gelé ou précipité à la mer.
Dumaresq essayait peut-être de lui jeter un défi, ou tentait seulement de calmer sa propre tension.
— Allez, monsieur Bolitho, venez avec moi, on dirait que vous êtes dans les choux, aujourd’hui !
Et Bolitho fut bien obligé de le suivre dans les enfléchures qui vibraient sous la poussée du vent. Pied à pied, une main après l’autre. Il se forçait à ne pas regarder au-dessous de lui, tout en imaginant fort bien le pont clair de la Destinée, qui roulait comme à plaisir.
Dédaignant le trou de la vigie, Dumaresq passa directement aux haubans de hune, si bien qu’il se retrouva littéralement couché sur le dos, parallèle à la surface de l’eau. Il continua à grimper dans la hune de perroquet, sans seulement voir quelques fusiliers qui s’entraînaient à manier le pierrier.
Stimulé par cet exemple, Bolitho grimpait plus vite qu’il ne l’avait jamais fait. Après tout, que connaissait-il à l’amour ? Et avec Aurore à côté de lui, n’aurait-il pas surmonté tous les obstacles ?
Il allait arriver au cacatois lorsque Dumaresq s’arrêta, une jambe ballant dans le vide.
— D’ici, on sent son bâtiment vivre.
Bolitho s’accrocha des deux mains. Dumaresq parlait avec une telle passion qu’on en venait presque à l’aimer.
— Alors, vous le sentez ?
Dumaresq attrapa un hauban et lui donna un grand coup de poing.
— Voyez comme il est ferme, comme tout bâtiment doit l’être si on en prend soin ! Alors, ça va ?
Bolitho lui fit signe que oui. Partagé entre la peur et le ressentiment, il en avait oublié sa blessure.
— Parfait, venez me rejoindre.
Quand enfin ils atteignirent la hune de cacatois, la vigie se poussa un peu pour leur faire de la place.
Dumaresq essuya soigneusement la lentille de sa lunette et la pointa sur tribord.
Bolitho en fit autant. Le spectacle avait de quoi vous glacer ; il n’avait encore jamais rien vu de pareil.
L’île était droit devant : un bloc de rocher et de corail sur lequel on n’arrivait pas à imaginer la présence d’un seul être vivant. Au centre, une crête, ou plutôt une sorte de colline au sommet arasé. Elle était noyée dans la brume, et l’on aurait facilement pu la prendre pour une forteresse gigantesque.
Il essaya de se rappeler ce qu’il avait vu sur la carte. D’après ses souvenirs, le lagon devait se trouver droit sous la colline.
— Ils sont sûrement cachés là-bas ! lui cria Dumaresq.
Bolitho essaya de distinguer quelque chose. Vu d’aussi loin, l’endroit paraissait pourtant désert, comme bouleversé par quelque désastre naturel.
Il aperçut soudain quelque chose, une tache plus sombre que le reste du paysage. Un mât, plusieurs peut-être, des vaisseaux cachés derrière la barrière de corail.
Il jeta un coup d’œil à Dumaresq pour voir s’il avait fait la même observation.
— Les morceaux du puzzle se mettent lentement en place, fit le capitaine. Voici la petite armada de Garrick. Ils ne sont pas en ordre de bataille, monsieur Bolitho, ils n’ont pas de vaisseau amiral, mais ils n’en sont pas moins dangereux pour autant.
Bolitho reprit sa lunette. Il n’était pas besoin de se demander pourquoi Garrick se sentait en sécurité : il avait appris leur arrivée à Rio, leur escale à Madère sans doute. Et maintenant, il avait tous les atouts en main. Le choix lui appartenait : disperser ses bâtiments en profitant de la nuit, ou rester terré sur place, comme un bernard-l’ermite dans sa coquille.
Dumaresq réfléchissait à voix haute.
— Ces Espagnols veulent remettre la main à tout prix sur ce trésor. Garrick pourrait s’échapper sans peine. Et Quintana est convaincu qu’il peut venir à bout de toute cette flottille sans tirer un seul coup de canon.
— Après tout, monsieur, fit Bolitho, Garrick en sait peut-être moins que nous et il essaye tout simplement de nous abuser ?
— J’ai bien peur que non. J’ai essayé d’expliquer à cet Espagnol dans quel état d’esprit il se trouvait. Mais il n’a rien voulu entendre. Garrick a aidé les Français, et, à plus ou moins long terme, l’Espagne aura besoin de la France. Soyez bien certain que don Carlos Quintana a tout cela parfaitement en tête.
— Capitaine, monsieur ! les appela la vigie. L’espagnol envoie de la toile !
— Il est temps de redescendre, fit Dumaresq.
Il observait tour à tour les trois mâts, puis le pont. Bolitho ne pouvait se décider à en faire autant, voir toutes ces silhouettes minuscules en dessous de lui le rendait malade. Mais il eut l’impression subite de mieux comprendre son capitaine. Ce bâtiment était sa chose, son domaine privé, du plus petit bout à la dernière vergue.
— Cet Espagnol peut décider d’entrer dans le lagon avant moi. C’est pure folie, la passe est étroite et mal connue. Il n’a plus le bénéfice de la surprise et il peut seulement tabler sur ses intentions pacifiques. Si cela échoue, il lui faudra faire usage de la force.
Il se laissa descendre jusqu’en bas avec une agilité étonnante. Lorsque Bolitho atteignit le pont à son tour, il était déjà en train de discuter avec Palliser et le pilote.
— L’Espagnol a visiblement l’intention de pénétrer dans le lagon, disait Palliser.
Dumaresq avait repris sa lunette.
— Dans ce cas, il est en grand danger, signalez-lui de prendre le large.
Bolitho voyait tous ces visages devenus familiers autour de lui. Un instant encore, et ils sauraient à quoi s’en tenir : leur sort dépendait uniquement de la décision qu’allait prendre Dumaresq.
— Il fait semblant de ne pas comprendre, monsieur ! cria Palliser.
— Très bien, rappelez aux postes de combat. Nous verrons bien s’il réagit, cette fois-ci !
Rhodes prit Bolitho par le bras :
— Mais il est complètement fou, il ne peut pas se battre à la fois contre l’Espagnol et contre Garrick !
Les tambours se mirent à battre le rappel, l’heure n’était plus aux hésitations.